Ce que penseraient les pères fondateurs américains du mouvement Tea Party, par François Charbonneau

Une fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d’histoire, mais aussi à d’autres passionnés d’idées, d’histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Il est proprement agaçant de lire ou d’entendre certains correspondants québécois aux États-Unis lorsque leurs analyses portent sur le Tea Party. Agaçant, parce que loin de nous faire comprendre la manière dont ces millions d’Américains comprennent leur situation politique et économique, leur analyse va rarement plus loin que leur indignation.

Pour nos «analystes», ces dizaines de millions d’Américains qui écoutent Rush Limbaugh, qui s’enthousiasment de la potentielle candidature de Sarah Palin, représentent une telle aberration dans l’histoire des États-Unis qu’après avoir exposé leur «évidente» imbécillité, il n’y a plus rien à dire.

Le plus frustrant, sans doute, est qu’on affirmera, comme le faisait dernièrement à la télévision un professeur d’université, que le Tea Party «trahit» l’esprit de la Révolution américaine. Les pères fondateurs américains, nous dit-on, seraient horrifiés de ce mouvement populiste. Je ne crois pas que ce soit entièrement le cas. Les membres du Tea Party participent plutôt d’une longue tradition dans la pensée politique anglo-saxonne, tradition qui se manifeste tantôt à droite, tantôt à gauche, et qui fait de l’opposition au pouvoir la condition de la liberté.

Situons un peu les choses. Lorsqu’ils font référence à leurs pères fondateurs, les Américains font souvent indistinctement référence à des individus qui se sont illustrés pendant la Révolution américaine (1765-1783) ou lors de l’adoption de la Constitution (1787).

Comme c’est malheureusement souvent le cas, les récits populaires de la Révolution américaine ont eu tendance à amalgamer en deux «camps» cohérents l’ensemble des acteurs de l’époque, comme s’il y avait eu d’un côté les bons patriotes tous convaincus de la pertinence de l’indépendance américaine, et de l’autre les méchants loyalistes voulant asservir les Américains.

Dans les faits, les patriotes sont profondément divisés entre eux. Mais surtout, les plus radicaux qui vont précipiter le mouvement vers l’indépendance ressemblaient à bien des égards à ceux qui s’associent aujourd’hui au Tea Party.

Vers la porte de sortie

En 1765, les colonies américaines sont essentiellement en situation de concurrence les unes par rapport aux autres. Rien ne les prédispose à rechercher l’indépendance, encore moins à s’unir pour former un nouveau pays. N’oublions pas qu’avant toute chose, les Américains de l’époque sont des Anglais vivant dans des colonies n’ayant que des contacts limités entre elles.

C’est la maladresse du Parlement britannique, jumelée à une compréhension très particulière du devoir d’un bon patriote «anglais», qui propulsera progressivement l’Amérique vers la porte de sortie. Lorsque le Parlement britannique annonce qu’il taxera lui-même les colonies, les habitants des diverses colonies américaines protesteront qu’ils ne sauraient être taxés par le Parlement puisqu’ils n’y comptent aucun représentant élu, d’où le célèbre adage: «Pas de taxation sans représentation».

On oublie trop souvent que, dans l’esprit des colons, s’opposer aux visées du Parlement britannique est un geste patriotique, non pas «américain», mais bien «anglais»! Les colons anglais d’Amérique se disent outrés que le Parlement, secrètement, cherche à les «réduire à l’esclavage», rien de moins! Mais comment les Américains, en 1765, en s’opposant au Parlement anglais, peuvent-ils ainsi être convaincus d’être de bons patriotes anglais?

Ils le font de la même manière que les membres du Tea Party américain d’aujourd’hui s’opposent à leur propre gouvernement tout en se disant pourtant les plus patriotes des Américains. Tentons de comprendre ce paradoxe apparent.

Dans l’esprit des colons américains du milieu du XVIIIe siècle, faire partie de la nation anglaise est une fierté absolue. Les Anglais forment la nation la plus libre, la seule disposant d’institutions garantissant la liberté, comme l’habeas corpus, le tribunal par jury ou la liberté de presse.

Mais comment rendre compte de la qualité de ce régime politique qu’exaltent les philosophes français comme Montesquieu, Rousseau ou Voltaire? Les Anglais sont convaincus de connaître, contrairement aux autres peuples de la terre, les conditions de possibilité de la liberté. Dans leur esprit, le «pouvoir» s’oppose inexorablement à la «liberté».

La nature du pouvoir

Il est dans la nature même du pouvoir de vouloir constamment s’accroître, et cette croissance ne peut logiquement se faire qu’en restreignant la liberté des sujets. Plus le pouvoir est puissant, plus il souhaitera limiter la liberté de ses sujets et s’enrichir à leurs dépens.

Pour éviter que le pouvoir ne s’accroisse à ce point qu’il devienne irrésistible, le devoir de tout bon patriote consiste à constamment le surveiller de manière à ce qu’il ne s’exerce jamais autrement que selon les fins prévues par la Constitution du pays.

Si le monarque usurpe son pouvoir à des fins personnelles, alors le peuple non seulement peut protester, mais il a le devoir patriotique de le faire. Les Anglais du XVIIIe siècle s’inspirent principalement de la pensée de philosophes comme Algernon Sidney et John Locke, ou alors de pamphlétaires comme Trenchard et Gordon.

Mais connaître ce devoir n’est pas suffisant. Encore faut-il savoir reconnaître les tentatives d’usurpation du pouvoir et, lorsque nécessaire, prendre les armes pour combattre la tyrannie.

Selon la mythologie nationale anglo-saxonne qui devient hégémonique au XVIIIe siècle et qui entremêle patriotisme et convictions religieuses protestantes, les Anglais (de Grande-Bretagne comme d’Amérique) méritent d’être libres car ils sont davantage aux aguets pour défendre leurs libertés que les autres peuples qui n’ont pas eu assez de vertu pour défendre les leurs.

La guerre civile anglaise et surtout la Glorieuse Révolution sont les événements fondateurs de ce récit où le peuple anglais, choisi par Dieu, obtient le beau rôle, celui d’un peuple qui s’oppose aux tyrans «papistes» venus menacer ses libertés. Et puis, les Anglais viennent de remporter la guerre de Sept Ans, «preuve» que Dieu est du côté des régimes de liberté et non des monarchies absolutistes.

La première des libertés des Anglais concerne la taxation, qui n’est légitime que si le peuple y consent par l’intermédiaire de ses représentants élus. Accepter d’être taxé sans y consentir, ce n’est pas seulement désagréable. C’est carrément cesser d’être Anglais et accepter d’être comme tous ces autres peuples d’esclaves, soumis à la volonté d’un tyran.

Si on ne comprend pas la force de cette mythologie, on ne comprend rien à la Révolution américaine. Pourquoi, en effet, les colons anglais d’Amérique ont-ils refusé de payer des taxes (somme toute modestes) entre 1765 et 1774 pour souvent privilégier la voie de l’opposition violente? Essentiellement parce que, habitant la périphérie de l’empire, ils étaient encore plus sensibles au fait de leur anglicité et refusaient violemment d’être traités comme des «non-Anglais».

Prouver son anglicité

Et comment prouve-t-on son anglicité? En défendant jalousement ses libertés. Il serait aisé de citer des milliers d’extraits de journaux qui vont dans ce sens, mais nous nous limiterons à celui-ci, signé du pseudonyme Britannus-Americanus et publié dans la Boston Gazette du 7 septembre 1767.

Par ce texte, l’auteur tente d’expliquer la légitimité de la révolte des colons anglais d’Amérique: «L’esclavage, ma chère mère, nous n’y pensons pas: nous le détestons. Si c’est un crime, souviens-t’en, nous [en avons avalé l’idée] en suçant ton lait. Nous nous targuons de notre liberté, car nous t’avons comme exemple. Nous parlons le langage que nous t’avons toujours entendu parler. Les Britanniques ne seront jamais esclaves. C’est ton langage, et tes enfants l’ont appris de toi. Nous devons être libres et laisser cet héritage à nos enfants. Nous blâmes-tu? Peux-tu nous blâmer parce que nous imitons le noble exemple de tes pères, qui sont aussi les nôtres?»

Il faut cependant faire bien attention ici pour comprendre la suite des choses. Être convaincu que le pouvoir est toujours un danger en puissance présente à la fois des vertus et le danger d’un glissement potentiel. L’exercice de cette vigilance dans l’histoire des pays anglo-saxons a servi de contrepoids à l’expansion incontrôlée du pouvoir mais a aussi, à chaque époque, disposé une partie de la population à voir des complots contre les libertés là où il n’y en avait pas nécessairement. Un complot ne se présente jamais comme tel, d’où le risque d’en imaginer parfois là où il n’y en a pas.

Ainsi, si l’opinion publique américaine est largement défavorable à la taxation par le Parlement britannique, les diverses colonies et les principaux leaders patriotes ne s’entendent pas du tout sur la manière dont il faut s’opposer à l’exercice illégitime du pouvoir par le Parlement anglais.

Certains leaders coloniaux américains et futurs pères fondateurs, comme Christopher Gadsden, Patrick Henry ou encore Samuel Adams, forment l’aile la plus radicale du mouvement. Dans leur esprit, les «preuves» que le gouvernement britannique complote pour éliminer les libertés des Anglais d’Amérique sont irréfutables. Or, pour la majorité de la population comme pour une bonne partie des leaders tout aussi patriotes, l’opposition aux décisions du Parlement anglais devait certes se faire, mais pacifiquement, par la voie d’un autre moyen de la liberté anglaise, la «pétition».

Des patriotes modérés comme John Jay, John Dickinson ou John Rutledge, entre autres, ont privilégié cette voie qui a porté ses fruits, puisque le Parlement anglais a reculé à de nombreuses reprises entre 1765 et 1770 en retirant toutes les taxes imposées jusque-là, sauf, bien sûr, celle, fameuse, sur le thé.

Rappelons qu’entre 1770 et 1773 le mouvement patriote est pratiquement moribond. Les Anglais d’Amérique ont tacitement accepté la faible taxe sur le thé et se sont dans les faits réconciliés avec la mère patrie. Seuls quelques radicaux pensent encore que le Parlement anglais fomente un complot organisé par des «papistes» contre leur liberté. Ces leaders patriotes, en tout premier lieu Samuel Adams, de Boston, attribuent au Parlement londonien des visées franchement farfelues.

Comme l’écrivait le grand historien Gordon S. Wood, ces patriotes adoptent un «style paranoïaque», voient des complots contre leur liberté à peu près partout et se livrent à toutes les tentatives de manipulation de l’opinion pour fomenter la révolte patriote.

Alors que le reste de l’Amérique se satisfait du retour à la normale à l’intérieur de l’empire anglais, ces patriotes radicaux prendront prétexte de l’arrivée à Boston, en décembre 1773, de bateaux de la compagnie des Indes orientales transportant du thé «taxé» pour dénoncer la tentative du Parlement anglais de «réduire les Américains à l’esclavage».

On connaît la suite: une cinquantaine de ces patriotes, déguisés en autochtones, monteront sur ces bateaux pour jeter le thé à la mer. C’est la fameuse partie de thé de Boston, d’où tirent leur nom les actuels membres du mouvement Tea Party.

Les événements de Boston vont être universellement condamnés dans les autres colonies américaines, et en particulier par ceux qui avaient été les principaux porte-parole de l’opposition à la taxation parlementaire. La destruction de la propriété de la compagnie des Indes est jugée inadmissible, l’oeuvre de groupuscules immédiatement désavoués par les autres patriotes.

Mais le Parlement anglais a si mal réagi à l’événement qu’il a exagéré la punition en adoptant quatre actes (cinq, si l’on inclut l’Acte de Québec!) restreignant considérablement les libertés des habitants du Massachusetts et créant ainsi un dangereux précédent pour les autres colonies. Les Américains se sont tous sentis visés, ont éprouvé le besoin de s’unir et vont bientôt combattre ensemble les troupes venues occuper Boston. N’oublions pas toutefois que leur amour et leur attachement à l’Angleterre étaient profonds. Environ le tiers de la population restera loyaliste.

Du côté patriote

Du côté patriote, bien que la guerre commence le 19 avril 1775, il faudra attendre plus d’un an avant que ne soit déclarée l’indépendance (que personne ne cherchait quelques mois plus tôt). Sauf bien sûr pour une poignée de patriotes qui croient, à partir de l’adoption des actes intolérables, que seule l’indépendance peut maintenant sauver l’Amérique du «complot» fomenté à Londres contre les Américains.

Est-ce que les membres du Tea Party d’aujourd’hui trahissent les idéaux de la Révolution américaine? Bien sûr que non. Ils participent d’une longue tradition anglo-saxonne qui tient, à tort ou à raison, que le devoir de tout bon patriote est de s’opposer à toute tentative de son propre gouvernement d’accroître indûment son pouvoir.

On peut juger à bon droit que les membres de l’actuel Tea Party sont parfois mal renseignés sur les intentions de l’administration Obama, qu’ils adoptent une vision manichéenne et simpliste du monde, qu’ils sont souvent de mauvaise foi et que leur ferveur religieuse les rend imperméables aux discussions rationnelles et à la recherche de compromis.

C’est sans doute vrai pour certains. Mais ce l’était aussi, il y a 250 ans, pour les patriotes les plus radicaux, ceux-là mêmes qu’on célèbre aujourd’hui parmi les pères fondateurs américains.

***

François Charbonneau, professeur à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa et directeur de la revue Argument

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