Mise en scène de personnages de rue.
« Il est où Mamadou ? » lance Michel Santerre d’une voix forte, à la caissière du McDo. La barista occupée à servir des cappucinos aux clients qui le précédent, lève à peine la tête. Du haut de son mètre quatre vingt, les épaules larges et le ventre replet cintré dans sa veste de coton kaki, le sexagénaire n’a pas l’habitude d’attendre. Il a passé sa vie active à donner des ordres et aime clairement qu’on lui obéisse. Mais depuis qu’il est à la retraite, rien ne va plus. Et aujourd’hui, il doit encore composer avec l’incompétence de cette jeune personne qu’il regarde avec dédain.
Enfin arrivé au comptoir devant elle, il repose sa question, un ton en dessous cependant. La caissière le regarde et le pétrifie d’un sourire dévastateur. Habitué aux brutes et aux requins, Michel Santerre perd ses moyens devant les femmes, surtout si elles sont jolies. Il se liquéfie si, en prime, elles lui adressent la parole gentiment. Sous ses allures de gros dur, c’est un tendre. Il n’y a qu’à le voir, ses cheveux blanc sale tout raides tombent jusqu’à son cou, où ils ont été coupés bien droit. Il porte une sacoche à l’épaule qu’il tient sagement sur ses genoux maintenant qu’il est assis devant son thé vert et sa part de flan. Surtout, au bout de la laisse qui le suit partout, il promène Scarlett, le Yorkshire de poche qu’il a offert à sa femme avant qu’elle meure terrassée par une crise cardiaque. Il n’est plus rien sans elle, alors il se donne des grands airs.
Déjà, quand il était agent de sécurité, il devait prendre sur lui pour supporter la violence et la bêtise à laquelle il était confronté. Avec son grand corps costaud et un bon entraînement, il aurait pu être flic, comme papa. Mais il n’aimait pas l’école et préférait trafiquer les mobs et les revendre. Puis il a rencontré sa femme. Pour elle, il est revenu sur les chemins balisés. Agent de sécurité, ça lui plaisait, surtout à elle. Elle aimait son homme fort en uniforme.
Aujourd’hui, il est seul, triste et à la retraite. Trop d’éléments qui le fragilisaient et qu’il devait absolument camoufler derrière sa tonalité de stentor pour ne pas devenir la cible de ses anciens acolytes. Les voyous n’étaient jamais bien loin. Ceux qui n’étaient pas morts ou en prison avaient souvent tenté de le corrompre. Tous sauf un : Mamadou. Mais le géant sénégalais au sourire plein de dents avait fait faux bond lui aussi. Au hasard d’un mauvais contrôle d’identité, il avait quitté la ville le plus rapidement possible. Malgré ses nombreux contacts, Michel Santerre avait perdu sa trace quelque part dans un village de Casamance.
Il y a deux jours, l’ex-agent de sécurité avait reçu un coup de téléphone anonyme. Mamadou avait réapparu. On le trouvait en le demandant au fast food, au coin des rues Vichy et de Russie. Pour cette occasion, le récent veuf avait sorti ses vêtements civils, mais sans sa femme pour en acheter de nouveaux, il faisait un peu démodé.
Il est en train de se débattre avec son iphone, attaché à une cordelette de velours vert d’eau – assortie à tes yeux, avait dit sa femme en la lui offrant – quand la serveuse, toujours souriante, se planta devant sa table. De plain pied, elle est encore plus jolie, se dit Michel Santerre en l’observant à la dérobée.
– « Mamadou vient de m’appeler. Laissez-moi votre numéro et il va vous contacter le plus rapidement possible… Enfin, si vous le connaissez bien, vous savez que la vitesse est une notion assez flou pour lui, » conclue-t-elle, complice, en lui adressant un clin d’œil.
Jolie, de l’esprit, elle connaît Mamadou, mais qui est cette charmante personne qui a l’âge d’être ma fille ? se dit encore Michel maintenant occupé à regarder le corps cintré dans un jean moulant de la serveuse, onduler en nettoyant les tables. Il est tellement concentré par son observation attentive – réflexe d’agent de sécurité – qu’il sursaute quand son téléphone se met à vibrer, bientôt suivi par la sonnerie reprenant par touches synthétiques la sérénade du Roi Lion. Pas très viril, mais sa femme aimait tellement la chantonner.
– « Michel comment tu vas ? Comment va ta femme ? Toujours aussi belle et toujours avec toi ? » lance Mamadou tonitruant.
C’était leur blague de camarades de chambrée, leur clin d’œil d’avant. C’était du passé tout ça, Mamadou venait de revenir et il ne savait pas combien sa phrase était douloureuse.
– « Michel, je suis parti au pays pauvre, avec les flics au cul. J’en reviens les poches pleines de fric… Si tu veux, je vous en fais profiter, ta femme et toi. Ne me remercie pas, vous êtes ma famille. C’est normal. Mais… » s’interrompit Mamadou.
– « Allez, fais pas le con avec moi, » répondit Michel Santerre. « Je te connais comme si je t’avais tricoté. Qu’est-ce que tu vas me demander mon frère ? Tu sais que je ne magouille plus, même depuis qu’elle est morte… »
– « Qu’est-ce que tu dis là ? Arrête tes salades, t’es pas drôle » reprend l’Africain, maintenant sérieux.
– « Je t’en parlerai autour d’un mafé, pas au téléphone. Tu te souviens, c’était ta spécialité qu’elle préférait. Tu me parleras de ton plan » conclu Michel avant de refermer son portable. Il enroule le cordon tout autour et le range dans sa sacoche, encore posée sur ses genoux malgré la bandoulière qui la retient toujours à l’épaule.
– « Au revoir, monsieur » lui jette la serveuse
– « Viens Scarlett, » appelle Michel Santerre sans l’entendre