Depuis qu’elle est arrivée à Paris le printemps dernier, Vicky Turtot n’arrive pas à dormir. Je le sais, j’habite sous les combles de l’immeuble d’en face. Le genre d’ancienne chambre de bonnes transformée en appartement. Et moi non plus, je ne dors pas, mais contrairement à ma jeune voisine, j’ai une bonne raison, je travaille. Toute la nuit, je m’assure que les chambres que ma patronne loue à l’heure, restent propres et accueillantes. C’est la philosophie de la maison : « avoir le droit de s’aimer dans de beaux draps ». J’y veille chaque nuit depuis des années. La vie nocturne n’a amélioré ni mon teint, ni mes cernes, mais un bon trait de khôl et je parais presque aussi fraîche que les demoiselle qui fréquente notre discrète maison.
La première fois que j’ai croisé Vicky Turtot, elle commandait un décaféiné cappuccino avec du lait de soja. « Sans sucre » ajouta-t-elle mutine. Le serveur et moi qui nous connaissons depuis toujours, nous sommes regardés épatés : d’où pouvait bien sortir quelqu’un qui passait une commande pareille ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que c’est un décaféiné cappuccino avec du lait de soja ? C’est quand elle répondit à la question, que je fis connaissance avec Vicky.
Elle était toute jolie dans sa longue jupe de cotonnade fleurie et son tee-shirt blanc sage. Ses cheveux bruns coupés courts, ses tâches de rousseur et son petit nez lui donnent un air de garçon manqué, un peu comme l’actrice qui joue dans À bout de souffle. Et puis j’aime bien son style un peu hippie. Ça change de toutes les jeunes que je vois défiler avec leurs vêtements tellement courts et moulants qu’elles paraissent totalement nues. Quelle étonnante conception du désir tout de même ! Que peut-on désirer dont on ne puisse d’abord rêver ? Vicky est aussi jeune, fraîche et pétillante, que je suis vieille, usée et amochée. J’ai bien vu dans son premier regard joyeux et naïf de jeune femme de province que je faisais tâche dans son album photos imaginé de la vie parisienne. Mon image de vieux sac d’os décharné avec des yeux de raton laveur faisait désordre. Mais que ce soit grâce à sa bonne éducation, aux consignes des bonnes sœurs ou à sa générosité naturelle, je n’ai jamais ressenti aucun mépris de sa part.
Chaque matin, nous aimons nous retrouver à l’ouverture du café. Je replace le dernier lit après en avoir changé les draps et aéré la pièce, je ferme l’hôtel et je vais prendre mon petit déjeuner avant d’aller me coucher. Vicky prépare un concours, m’a-t-elle dit. Ça semble très important pour elle. Elle y travaille tout le temps, en plus d’aller en cours ou de se rendre à la bibliothèque. On papote de tout et de rien avec simplicité. Comme l’été est maintenant bien installé dans la capitale, elle garde la fenêtre de sa chambre ouverte. Ça me permet d’observer ses faits et gestes et de veiller un peu sur elle comme si elle était la fille que j’aurais aimé avoir…. La fille que j’aurais aimé être.
Il fait chaud sous les combles, heureusement ce matin, un orage a éclaté juste avant l’aube, nettoyant les trottoirs et transformant les toits en miroir aux oiseaux. La pluie tombait tellement fort que je suis montée en catastrophe chez moi pour m’assurer que tout était bien fermé. A l’aube, l’orage était passé. Aujourd’hui, j’ai pris un instant pour regarder chez Vicky et quelque chose a accroché mon regard sans que je sache quoi exactement. Comme chaque nuit, elle devait être devant son ordinateur, lumière allumée pour ne pas sombrer dans le sommeil. Je suis retournée avec activités, tracassée sans raison apparente. Mon instinct de vieille bête qui a trop vécu essayait de me dire quelque chose. Comme d’habitude, je suis allée commander mon café au comptoir.
« Bonjour, madame Jacqueline, comment ça va aujourd’hui ? » me lance le serveur. « Bah alors, Vicky n’est pas là ce matin ? » Un coup de poing ne m’aurait pas fait plus d’effet. Il lui était arrivé quelque chose. Mon sixième sens m’avait prévenu. Normalement, la jeune femme travaille dans sa cuisine, la fenêtre à côté de celle qui était allumée au lever du jour. C’est ce détail qui clochait. Pas le choix, je devais monter chez elle. Plus facile à dire qu’à faire. Essayez donc de franchir la porte d’un immeuble parisien cadenassé de codes. Même si vous entrez avec quelqu’un qui se moque de votre présence, vous risquez le cerbère. Et la concierge me connaît vu qu’elle est au pied de son immeuble depuis aussi longtemps que je suis en haut du mien. Et elle entend bien ne pas me laisser entrer dans le bâtiment sans raison valable.
N’ayant croisé personne d’autre qu’une mère de famille avec sa poussette, j’ai gravi les marches et je suis arrivée essoufflée devant la porte de l’appartement de Vicky Turtot. A ma grande surprise, la clé était dans la serrure… j’ai poussé la porte aussi rapidement que la montée d’adrénaline qui me terrassait. Il lui est arrivé quelque chose de grave, cette fois j’en suis sûre, me glisse une voix intérieure. Les pensées se bousculent tandis que je franchis le seuil de la cuisine. Je suis dans un mauvais film, mais je vais la sauver. Elle a été enlevée pour que ses parents payent une rançon, elle s’est suicidée devant les difficultés de son concours, elle s’est enfuie pour disparaître à tout jamais… Les idées les plus farfelues se multiplient tandis que je pousse violemment la porte de la chambre…
Vicky est couchée sur son lit, nue, abandonnée dans les bras d’un homme aussi jeune et endormi qu’elle. Ils sont tellement beaux à voir, enlacés de bonheur, que je reste là, bouche bée, pantelante d’émotions contradictoires.
« Mais Jacqueline, qu’est-ce que vous faites là ? »
à suivre…
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Texte écrit dans le cadre du stage Initiation au roman, présenté par Olivier Targowla, pour Aleph Aquitaine, en août 2011.
Thème : A partir d’une photo, imaginer une atmosphère.