Premier mercredi de septembre : ce jour-là, on ne tourne pas. Il pleut, il vente, c’est l’été irlandais, qui transforme le plus valeureux des Gaulois, même bourré de potion magique, en glaçon. La veille, l’avion à hélices d’Aer Arann s’est posé sur la piste de l’aéroport de Shannon, et on n’a vu que du vert (qui pousse) et de l’eau (qui tombe) pendant le trajet en voiture jusqu’à la côte : jusqu’à Lahinch, paradis des surfeurs non frileux, où l’équipe du film a pris ses quartiers. Le tournage d’Astérix et Obélix : Au service de Sa Majesté, quatrième aventure filmée des héros gaulois, était censé se terminer à la fin de la semaine – après cinq mois de labeur (plus de deux fois la durée moyenne d’un tournage français). Mais chacun sait que la météo ne le permettra pas et qu’il faudra rester quelques jours de plus, une semaine peut-être.
Histoire de ne pas totalement perdre la journée, le réalisateur, Laurent Tirard, 43 ans, un grand type discret, front dégarni, voix douce, a demandé une répétition. Il y a une demi-heure de route sinueuse jusqu’au plateau : d’immenses falaises surplombent l’océan à pic, un sol de roche noire sur lequel pousse une bruyère d’une couleur gris-bleu presque surnaturelle. Emmitouflés jusqu’aux sourcils, le Belge Bouli Lanners et le chti Dany Boon échangent quelques répliques. Ils jouent des guerriers normands – comprenez : des Vikings. Le scénario mixe, plutôt astucieusement, deux albums de la fin des années 1960 : Astérix chez les Bretons – comprenez : chez les Anglais – et Astérix et les Normands.
On ne sait pas très bien à quoi sert ce ping-pong verbal en pleine bourrasque, mots qui s’envolent, froid qui pénètre. Mais Laurent Tirard pré-visualise son découpage. Il n’est pas le plus expansif des cinéastes, mais il a tout en tête, et compare sans cesse ce qui survient entre les acteurs avec son idée préalable. On lit sur son visage le moment où il traite ces données, comme un mathématicien se réciterait des équations – et les résoudrait. Le lendemain, on comprend à quoi sert d’intérioriser à ce point le processus de création : résister à la dispersion d’un tournage gigantesque.
Pour rattraper le temps perdu, trois équipes travaillent en simultané, à quelques mètres de distance. Ici, une scène de comédie mise en scène par Tirard : Vincent Lacoste (ex-Beau Gosse) et Charlotte Le Bon (ex-miss Météo de Canal) surpris par des Normands. Plus loin, la seconde équipe règle un mouvement de foule : de valeureux Bretons tentent de repousser l’envahisseur romain, des légionnaires qui font la « tortue ». Tout au bout, quelques techniciens mettent en boîte des plans « truqués » : les Normands, qui croient que la peur « donne des ailes », s’essaient au déplacement vertical, plutôt de haut en bas – en postproduction, on effacera les câbles qui contrôlent leur chute.
C’est le genre de journée, mobilisant plus de trois cents personnes, qui montre que le film est bien une superproduction : 60 millions d’euros de budget, dix fois le prix d’un film français moyen. On croise des Irlandais roux portant uniforme et bouclier romains, des accessoiristes trimballant des caisses entières de glaives en mousse et de casques en caoutchouc, et Edouard Baer, qui joue Astérix, apostrophant Bouli Lanners, réquisitionné sur le plateau voisin : « Tu tournes quoi, toi ? Un film folklorique norvégien ? Il y a un rôle pour moi ? » Pagaille organisée, armée (joyeuse) en grandes manoeuvres.
D’avril à septembre, les troupes ont voyagé : à Malte, où l’on a filmé les scènes maritimes, avec la flotte de Jules César (Fabrice Luchini). Puis à Budapest, où l’on a construit, en studio, le village gaulois et un quartier du Londres antique, alias Londinium. Pour Laurent Tirard et son complice coscénariste, Grégoire Vigneron, « l’aventure » Astérix a commencé presque deux ans plus tôt. Leur opus précédent,Le Petit Nicolas, n’était pas encore sorti quand Anne Goscinny, fille de René, co-inventeur d’Astérix avec Albert Uderzo, leur a suggéré : pourquoi, à présent, ne pas s’attaquer à Astérix ? Elle avait apprécié leur façon de respecter l’humour de son père tout en le réinventant.
*****
Fidélité Films, gros producteur indépendant (une cinquantaine de titres en quinze ans, dont Huit Femmes et tous les films de Laurent Tirard), se renseigne. Les trois précédents Astérix ont été financés par Pathé. Il y en a eu un bon, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, d’Alain Chabat, en 2002 (14,5 millions d’entrées en France). Et deux mauvais, Astérix et Obélix contre César, de Claude Zidi, en 1999 (9 millions d’entrées), Astérix aux jeux Olympiques, de Frédéric Forestier et Thomas Langmann, en 2008 (7 millions d’entrées). Les trois films ont cartonné à l’étranger.
Commence, à l’automne 2009, un drôle de combat des chefs. Trois projets sont en concurrence : celui de Tirard et Vigneron ; un Tour de Gaule produit par Thomas Langmann, que réaliserait Christophe Barratier (Les Choristes) ; et enfin celui de Luc Besson. On ne sait pas quel album ce dernier veut adapter, mais il a de l’entregent : il rencontre Albert Uderzo, vante son savoir-faire. Mais le dessinateur ne décide pas seul : les éditions Albert René, qui ont publié les derniers albums des héros gaulois, ont été vendues récemment à Hachette. Ce ne sont plus les créateurs ou leur famille qui choisiront, mais un aréopage les représentant.
Le conflit se durcit. En novembre, Thomas Langmann, connu pour ses méthodes musclées, fait savoir qu’il a signé un contrat d’exclusivité avec Clovis Cornillac et Gérard Depardieu. Qui obtiendra le droit de tourner les nouvelles aventures d’Astérix et Obélix devra se passer de leurs récents interprètes. « J’ai pensé que c’était mort », raconte Olivier Delbosc, l’un des deux fondateurs de Fidélité. « Je me suis dit que Langmann avait fait une erreur, qu’il donnait l’impression de vouloir forcer la main aux décisionnaires… », corrige son associé, Marc Missonnier. Bien vu : malgré la pression, Hachette opte pour leur projet, sur la foi de quelques pages.
Le scénario n’est pas écrit, mais tout est déjà dans ces notes d’intention. « Nous avions choisi de traiter Astérix et Obélix comme des superhéros, explique Laurent Tirard. Et leurs aventures façon James Bond ou Spider-Man. » Grégoire Vigneron renchérit : « Comme la marque avait été abîmée par la médiocrité du précédent épisode, il fallait la régénérer. » Comment ? En remettant les deux héros au coeur du projet. « Astérix et Obélix étaient devenus de simples spectateurs : de Jamel Debbouze en Numérobis chez Chabat, ou de Benoît Poelvoorde en Brutus dans le dernier film. Il fallait qu’ils redeviennent les héros et qu’on sache davantage ce qui fonde leur amitié et ce qui les motive. »
Les auteurs imaginent une relation plus subtile : « Le personnage d’Astérix apparaissait à la fois péremptoire et raisonneur, ce qui nous a conduits naturellement jusqu’à Edouard Baer » (le rôle a été tenu par Christian Clavier puis Clovis Cornillac). En lisant le scénario, on découvre ce rapport désormais fouillé entre le petit guerrier et le géant fabricant de menhirs, et on pense à Lennie et George, le duo imaginé par Steinbeck dans Des souris et des hommes. « La comparaison nous va très bien », lâchent-ils.
Le récit n’est plus une suite de gags, mais une intrigue romanesque : voici nos héros alliés avec les Bretons contre un envahisseur en pleine occupation – la matrice de nombreux films de résistance. Ils croisent la reine d’Angleterre (Catherine Deneuve), une duègne psychorigide (Valérie Lemercier), un valeureux Breton (Guillaume Gallienne). Ils trimballent avec eux Goudurix (Vincent Lacoste), play-boy de Lutèce qu’ils doivent transformer en homme, en vrai. Mais qu’est-ce qu’Astérix le célibataire sait de la masculinité ? Ces questionnements sont saupoudrés, ici ou là, par René Goscinny dans les albums, plus adultes, des années 1970 (de La Zizanie à Obélix et compagnie). Malgré quoi, au cours de l’écriture, les décideurs d’Hachette freinent des deux pieds, craignant une approche trop iconoclaste. Les auteurs s’arc-boutent, obtiennent le plus souvent gain de cause.
Et Obélix ? Gérard Depardieu est là, et bien là. A quelques centaines de mètres des plateaux, au coeur d’une plaine bien boueuse, on a aménagé la cantine. Depardieu porte les braies rayées de son personnage, pas encore sa perruque : il est assis au bord d’une chaise, gêné par sa bedaine postiche, posé dans un équilibre mystérieux. Puisqu’il était contractuellement lié au projet perdant, Laurent Tirard avait sondé d’autres acteurs – Dany Boon, par exemple. Mais personne n’avait envie de reprendre un rôle qui colle à la peau du comédien. Alors, au printemps 2010, les producteurs ont racheté son contrat d’exclusivité. Combien ? Motus. « De toute façon, vous ne saurez jamais ce qui s’est vraiment passé », disent-ils… On sait tout de même que Depardieu y a mis du sien, attaché à ce personnage qui, on le jurerait, a transformé son jeu.
*****
Laurent Tirard avoue qu’il avait peur d’« un acteur qui n’aurait plus envie. On s’est peu vus avant le tournage. Arrive le premier plan du film, à Malte : à la fin de la prise, Gérard m’a regardé pour voir si je riais. Je me suis dit : donc, il a encore besoin de savoir si ça me plaît… C’était gagné. »
Restait l’ultime défi, apparu tardivement : la 3D. La sortie d’Avatar, en décembre 2009, a déclenché la réflexion. La production a fait marche avant, puis marche arrière, pour des raisons de coût. Et puis a surgi la perle rare : Alain Derobe, stéréographe, qui conçut le « relief » de Pina, de Wim Wenders. Cet ancien chef op a inventé un système spécifique pour arrimer deux caméras numériques et faire en sorte que leur mise au point couplée n’augmente pas trop le temps de tournage – et donc le budget du film. La 3D ne fait grimper les coûts que de 15 à 20 %, bien moins qu’annoncé. Laurent Tirard y trouve son compte artistiquement, une précision dans les détails qui sied à l’adaptation d’une bande dessinée. Les acteurs s’adaptent. Dany Boon dit en riant avoir eu peur que son nez « effraie les enfants », on l’a rassuré : ce n’est pas le cas. Valérie Lemercier a appris à « ne plus se laver les cheveux, parce que la 3D a horreur des brillances, qu’elle prend pour des reliefs ».
Sur le tournage, on consulte Alain Derobe comme un oracle, dans une salle de projection mobile où il surveille la 3D. Son credo : « Le relief n’est pas là pour accentuer le spectaculaire, il accroît la présence des comédiens. »
En voyant quelques scènes, deux mois plus tard, dans un studio de Boulogne-Billancourt, on se dit que le relief provoque une véritable immersion du spectateur dans la scène. Et que cet Astérix-là pourrait bien contribuer, lors de sa sortie, en octobre 2012, au sursaut du format – sans compter la parution en Blu-ray 3D quelques mois plus tard… Laurent Tirard montre une courte scène où Astérix et sa bande s’engouffrent dans une auberge bretonne, Le Rieur Sanglier, sans savoir qu’elle est truffée de Romains – la séquence rime avec un passage de La Grande Vadrouille, où Bourvil et de Funès débarquent dans un dîner 100 % Wehrmacht…
L’humour passe par le jeu sur la langue : les Bretons emploient, avec l’accent british, des tournures de phrase qui sont de purs idiotismes anglais, adjectif avant le nom, locutions exclamatives diverses. Quant à Depardieu : « Il me surprend encore au montage, raconte Tirard, il propose tout le temps quelque chose, un regard, une mimique, il est un cran au-dessus des autres. » Il est Obélix comme un vieil acteur de commedia dell’arte qui jouerait, sous le masque et jusqu’à la mort, Arlequin. Dans le plan, il répète « pauvre bête… » en mâchonnant tristement un sanglier qu’on a cuisiné avec de la sauce à la menthe. Dans ce court extrait, il est irrésistible…