Les Coulisses des émissions littéraires, Anne Topaloff, Marianne 2, 7 janv 2012

C’est un secret de Polichinelle dont on se gausse en privé, mais dont on n’a pas le droit de parler en public : les animateurs des émissions littéraires lisent rarement les livres dont ils clament le plus grand bien face caméra. Pas tous, bien sûr. Qui alors ? « Tout le monde le sait… mais personne n’acceptera de vous le dire », affirme un éditeur parisien, qui demandera toutes les dix minutes si notre entretien est bien off. Il explique : « La télévision a un pouvoir énorme : elle fait vendre des livres alors que le secteur est en crise. Aucune maison d’édition ne prendra le risque de se fâcher avec un présentateur ou un producteur. Etre blacklisté par François Busnel, qui anime « La grande librairie », ou Catherine Barma, qui produit « On n’est pas couché », c’est le cauchemar absolu ! »

Impossible, donc, de dresser un palmarès des présentateurs les moins scrupuleux. Mais on peut décrypter la façon dont fonctionnent les programmes plus ou moins « culturels » où sont reçus des écrivains et des intellectuels. Une fois rassurés quant à l’anonymat de leurs propos, les présentateurs, les attachées de presse, les écrivains, mais aussi les hommes de l’ombre qui oeuvrent au bon déroulement de ces shows télé annoncent clairement la couleur : le livre n’étant plus qu’un prétexte pour constituer un plateau de célébrités, à quoi bon le lire ? Appelons-le Marc. Quadra au look estampillé « télé » (lunettes carrées, blouson de cuir, jean brut), Marc travaille depuis quinze ans pour les plus grandes émissions culturelles du PAF. Son job ? Programmateur. Traduction : quand un présentateur décide d’organiser un débat télévisé sur l’autofiction ou un focus « spécial rentrée littéraire », il fait appel à Marc pour qu’il lui déniche une brochette d’auteurs. Et il l’assure : « La qualité de l’ouvrage ne fait pas partie des critères de sélection. La première question que te pose l’anim, c’est : « Est-ce que c’est un bon client ? » Un « bon client », c’est un auteur célèbre qui fait des blagues. Si ce n’est pas le cas, il faut qu’il « passe bien ». En clair : qu’il ait une belle gueule et qu’il ne soit pas trop compliqué. Au minimum, il faut qu’il ait « quelque chose » : qu’il soit très jeune, très trash ou qu’il évoque un thème nouveau. » A l’entendre, on comprend mieux pourquoi on voit toujours les mêmes auteurs à la télévision : ils ne sont pas nombreux à remplir de telles conditions.

Certains, en revanche, cumulent les bons points : « David Foenkinos, par exemple, c’est le bon client idéal : drôle, séduisant, ses livres ne sont pas compliqués et il a réalisé un film avec Audrey Tautou, ce qui lui donne une dimension paillettes. » Bingo ! D’autres sont carrément hors compétition. Ce sont les « écrivains stars », comme Amélie Nothomb, Jean-Christophe Grangé ou Alexandre Jardin… Qui sont traités comme de véritables people. Leur participation à une émission de télévision se négocie en direct entre l’animateur et la maison d’édition. Des tractations qui débutent… avant même que le livre ne soit imprimé. C’est dire si le texte est accessoire. « L’enjeu, pour le présentateur, c’est d’avoir «l’exclu», d’être le premier à le recevoir. Un auteur de best-sellers, même s’il a écrit un livre de cuisine, ça fait de l’Audimat, et ça, c’est la grande préoccupation des émissions de télé, fussent-elles culturelles… » raconte Amandine, attachée de presse pour un grand éditeur du VIe arrondissement de Paris.

PROFESSION : FICHISTE

Dans certains cas, ce n’est donc qu’une fois le plateau constitué que se pose la question de la lecture. Et là, chaque animateur a sa technique, classée ainsi par Marc : « Il y a ceux qui bouquinent vraiment, ceux qui feuillettent les 20 premières pages, ceux qui jettent un oeil aux passages qu’on leur a «stabilo-bossés», ceux qui regardent la quatrième de couverture et ceux qui se contentent de répéter ce qui est marqué sur leur fiche. » Ah, la fameuse fiche ! Exhibée par Thierry Ardisson, plus ou moins dissimulée par ses confrères, elle est indispensable au bon déroulement d’une émission. A tel point que sa rédaction est devenue un métier à part entière : fichiste. Les fichistes, ce sont ces petites mains qui lisent les livres, notent les thèmes forts, recopient les noms des personnages et les citations chocs. A peine sortie d’une école de commerce, Vanessa, 21 ans, a décroché un job de fichiste dans une émission littéraire présentée par une star du petit écran. Après un entretien d’embauche expéditif (« On ne m’a même pas demandé si je m’y connaissais un peu en littérature. En fait, il suffit de savoir lire »), elle est repartie avec quatre ouvrages à « ficher » pour la semaine suivante. Les consignes ? « Ecrire en corps 22 et rendre impérativement les fiches le mardi… vu que l’enregistrement a lieu le mercredi matin. » Sur la base d’un tarif fixé à 100 € brut la fiche, Vanessa gagne près de 1 200 € net par mois : pas mal pour un premier emploi. Même si c’est évidemment beaucoup moins que le salaire de celui qui répète « mot pour mot » ce qu’elle a inscrit sur la fiche ! « Une fois, il a même repris ma comparaison sur le style de l’auteur et un solo d’Hendrix. Quand l’auteur lui a demandé à quel morceau il avait pensé, il a bien galéré ! Après, il m’a demandé d’éviter les métaphores musicales. »

Autrefois simple roue de secours, la fiche est devenue, dans certaines émissions, la roue avant qui tracte la machine ! Thierry Ardisson en avait même fait un emblème du talk-show « Tout le monde en parle ». A raison d’un paquet par invité et d’une par question, pas moins de 700 fiches passaient entre ses mains au cours d’une émission. Et une dizaine de salariés étaient exclusivement employés à leur rédaction. Maya a ainsi « fiché » plus de 150 invités, en particulier des écrivains et des intellectuels, « parce que mon année en khâgne m’avait appris à lire vite des livres compliqués ». La fiche version Ardisson était plus détaillée que dans d’autres émissions, mais aussi moins intello : « La thèse de l’auteur ne devait pas excéder deux ou trois lignes, mais il fallait en mettre des tartines dans les cases «famille» ou «psycho». » Bref : la jeune khâgneuse passait plus de temps à dénicher une phobie du noir chez un écrivain qu’à lire son roman. Un gros boulot : elle y consacrait entre huit et dix heures par invité. Le salaire n’excédant pas, à l’époque, 400 F par « fiche écrivain », elle avait d’autres activités professionnelles pour subvenir à ses besoins. Dans ces conditions, difficile de résister à la tentation de lire en diagonale… Au risque de laisser passer quelques boulettes. « Un jour, j’ai cru lire qu’un romancier avait un frère écrivain. En fait, il avait employé dans son livre le mot «frère» pour désigner un ami très proche. La honte ! Heureusement, la séquence où il expliquait à Thierry qu’il avait «mal» lu le bouquin a été coupée au montage… »

AISANCE BLUFFANTE

Une bévue sur une fiche pouvant coûter très cher, certains producteurs d’émissions à très forte audience n’hésitent pas à mettre la main au porte-monnaie pour encourager les fichistes à lire sérieusement les ouvrages. A 23 ans, Manon a ainsi touché 4 000 € mensuels pour ficher les livres signés par les invités d’une célèbre émission du service public.

Mais les contraintes de la télévision obligent parfois à aller vite. Les écrivains peuvent se décider à la dernière minute, alors pour s’envoyer 500 pages en quelques heures, Manon et ses collègues avaient leur méthode : « On déchirait le bouquin en cinq et on lisait une partie chacun. Evidemment, quand tu tombes sur les pages 115 à 248, tu ne comprends pas grand-chose à l’histoire… Mais, au moins, tu l’as lu avec attention. Et c’est plus respectueux pour l’auteur que d’avoir survolé la totalité. » Question de point de vue.

Mais comment les présentateurs d’émission arrivent-ils à faire semblant ? Sous les feux des projecteurs, ils semblent parfois tellement à l’aise qu’on peine à croire qu’ils parlent de livres dont ils n’ont lu que des passages. En premier lieu, ils peuvent compter sur des équipes de qualité : des fichistes, mais aussi des collaborateurs épris de littérature qui savent leur transmettre l’émotion qu’ils ont ressentie. « Tous les animateurs ont une assistante, généralement une femme, qui est un peu leur « cerveau ». Elles lisent les livres et leur racontent : ils se comprennent si bien qu’après une demi-heure de conversation les animateurs peuvent te parler du bouquin comme s’il l’avait lu eux-mêmes ! » décrypte un programmateur, pour qui ces femmes, totalement inconnues du grand public, sont les véritables « âmes des émissions ». Ensuite, les animateurs peuvent s’appuyer sur leur excellente culture générale. C’est même l’argument le plus communément avancé pour justifier le fait qu’ils n’ont pas lu les ouvrages dont ils parlent à la télévision. La phrase « L’animateur n’a pas besoin de lire les livres des invités, il en a déjà lu plein » est un refrain repris en choeur par les petites mains de la télé. En langage plus élaboré, cela donne : « Mon boss est tellement cultivé, il connaît si bien le contexte culturel dans lequel un livre s’inscrit, qu’il ne lui est pas nécessaire de l’avoir lu pour poser des questions pertinentes à son auteur », affirme, sans rire, le collaborateur d’un monument de la critique littéraire à la télévision. S’il reconnaît cependant que ses références « commencent à dater » et que « ça commence à se voir qu’il n’a pas beaucoup bouquiné ces dernières années », il estime que, « en sortant beaucoup, en voyant beaucoup de gens, il arrive à capter l’essence d’un livre ». Ce qui doit, au fond, prendre plus de temps que de le lire une bonne fois pour toutes !

LE MONDE DU SURVOL

Mais c’est surtout la façon dont les émissions sont bâties qui permet à leurs animateurs de zapper la case « lecture ». Concrètement, à la télévision, il est bien peu question de littérature, de style et de structure narrative. On y parle surtout de l’accueil qui lui a été réservé par la presse et du nombre d’exemplaires vendus ou mis en place. De plus, la multiplication des invités raccourcit le temps consacré à chacun et autorise un simple survol. Dix minutes, quinze à tout casser, c’est juste assez pour évoquer l’histoire du livre, et encore… Thomas, fichiste pour une émission qui a disparu du PAF, a pu constater que son animateur vedette n’avait effectivement pas besoin de lire les ouvrages des auteurs, car il ne posait qu’une seule question sur le livre lui-même. « Le déroulé est toujours identique : il le présente pendant cinq bonnes minutes, puis il lui demande comment il va et s’il est content du succès de son livre. Ensuite, il l’interroge sur les raisons qui l’ont poussé à écrire un livre sur ce thème. Ensuite, il le fait parler de ses projets. Et hop, on passe à un autre. » Les écrivains se retrouvent sommés de « pitcher » en quelques secondes un livre qu’ils ont mis parfois plusieurs années à écrire. Un exercice d’autant plus difficile qu’ils sont, par nature, plus à l’aise à l’écrit qu’à l’oral ! « Tous n’ont pas la faconde d’un Jean d’Ormesson, résume notre éditeur anonyme. Alors, avant l’antenne, on leur donne des tuyaux : axer sur tel personnage, centrer sur un thème en particulier, parler vite pour en dire le plus possible, mais faire des phrases courtes. »En clair : de véritables séances de media-training !

Dans le meilleur des cas, un débat plus général s’engage autour des thèmes développés dans le livre. Quitte à réduire une oeuvre à une question de société. Ainsi, la présence de Michel Houellebecq sur un plateau débouchait il y a peu encore neuf fois sur dix sur un symposium au sujet des partouzes en France et du tourisme sexuel en Asie. Dans ces conditions, nul besoin de se plonger dans la prose houellebecquienne : une simple revue de presse suffit pour mener les débats ! Particulièrement frappante à cet égard, la récente tournée médiatique de Sophie Fontanel, auteur de l’Envie (Robert Laffont), récit dans lequel elle racontait la période de sa vie où elle avait cessé de faire l’amour. Rares sont les présentateurs télé qui l’ont interrogée sur le ton du livre ou une tournure de phrase. La qualité littéraire d’un texte décrivant les contours de l’absence de désir aurait pourtant mérité une autre approche que quelques considérations sur le phénomène du no sex dans la société contemporaine, et d’autres questions que l’immanquable :« Mais ça ne vous titillait pas un peu en bas ? » Mais, pour cela, il aurait fallu lire le livre ! Ce n’est pas un hasard si ces deux exemples évoquent la sexualité. « C’est « le » sujet qui permet de booster l’audience sans trop se fatiguer. Pour l’animateur, quel est l’intérêt de se fader des bouquins complexes sur « la littérature et la pornographie » quand il peut avoir sur le plateau un people qui parle de fesses ? » résume Marc, le programmateur à la dent dure.

LE JEU DES ÉDITEURS

Au fond, exiger de la littérature qu’elle s’adapte au «format télé», à ses contraintes d’Audimat, de vitesse et d’images, est une gageure. Pourtant, personne ne souhaite qu’elle disparaisse du petit écran. A commencer par les professionnels de l’édition qui, on l’a vu, comptent sur lui pour doper leurs ventes : « Un passage dans une émission en prime time, c’est l’assurance de grimper, dès le lendemain, dans la liste des meilleures ventes de livres sur Amazon », rappelle notre éditeur, qui en dépit de son regard critique sur le système ne se prive pas de jouer le jeu. Pendant ce temps-là, les téléspectateurs, eux aussi, rêvent d’une télé qui serait au service du livre… mais, il est vrai, dans un sens plus glorieux.
L’article Les Coulisses des émissions littéraires écrit par Anne Topaloff, a été publié dans Marianne 2, le samedi 7 janvier 2012.

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