« Porno pour maman » : eBooks et Internet font le succès de l’érotisme soft, Le Monde, Delphine Roucaute, 26 avril 2012

Aux Etats-Unis, la dernière sensation littéraire est venue d’un genre peu médiatisé mais très lucratif : la littérature érotique. La trilogie de l’obscure auteure E L James, productrice de télévision anglaise reconvertie pour l’occasion dans l’écriture de textes grivois, occupe depuis des semaines le trio de tête de la liste de best-sellers établie par The New York Times : The Fifty Shades of Grey (« Cinquante nuances de gris »), et ses suites Fifty Shades Darker et Fifty Shades Freedatteignent des records de vente dans leur version papier, mais surtout sur leslivres numériques.

Qualifié de « mommy porn » (porno pour maman), cette trilogie SM et coquine a été accueillie, outre-Atlantique, comme un véritable phénomène de société. Enfin, les mères au foyer n’ont plus peur de montrer leur passion pour la pornographie au grand jour. Sur Facebook, le mot s’est répandu comme une traînée de poudre :The Fifty Shades Of Grey c’est, pour la ménagère américaine, la possibilité devivre sa libération sexuelle sans se cacher. Ou presque, puisque le roman doit surtout son succès à l’anonymat permis, en l’absence de couverture explicite, sur les livres numériques et autres eBooks.

Lire : Les liseuses, remèdes au tabou des couvertures explicites

LES « LENDEMAINS HEUREUX » DE L’ÉROTISME

Véritable phénomène, le succès de ce roman directement inspiré de la sérieTwilight, et héritier de la longue tradition américaine des fanfictions – une fiction écrite par un fan dans laquelle il reprend des éléments d’une œuvre qu’il a appréciée – est avant tout un enfant du bouche-à-oreille permis par les forums Internet. D’ailleurs, pour Claude Bard, directeur de la maison d’édition érotique La Musardine, « il s’agit plus d’un phénomène Internet que d’un phénomène érotique ».

Si la maison d’édition The Masquerade Books, aux Etats-Unis, revendique un succès de leurs offres érotiques pour eBook de l’ordre de 15 à 20 % de leur ventes, les chiffres sont loin d’être aussi importants en France. Aux Editions Blanche, les contenus eBook représentent 2 à 3 % des ventes, tandis que chez La Musardine, on enregistre des ventes de l’ordre de 7 %. Pourtant, pour Olivier Bessard-Banquy, professeur de littérature à Bordeaux-3 et auteur du Livre de l’érotique, paru aux Presses universitaires de Bordeaux en 2010, « l’érotique peut espérer quelques lendemains heureux avec l’eBookCar, même si ces résultats sont faibles, ils sont supérieurs à la consommation générale de contenus eBooks en France ».

Rien d’étonant pour Franck Spengler, directeur des Editions Blanche« Tout ce qui touche à l’érotique est toujours en avance en matière de technologie, assure-t-il. Il n’y a qu’à voir la prolifération des ’36 15′ grivois à l’époque du Minitel, ou sur Internet, où c’est l’occurrence la plus recherchée. L’homme a toujours été curieux de sa sexualité, il n’y a qu’à voir les actes sexuels représentés dans la grotte de Lascaut ! », s’enthousiasme-t-il.

PAS CHER ET JETABLE

Pour les maisons d’édition dédiées à l’érotique, l’avènement de l’eBook représente l’espoir d’un nouveau lectorat, attiré par sa discrétion, son accessibilité et ses petits prix. Certes, aujourd’hui, « on peut flâner dans les rayons de littérature érotique sans passer pour un gros pervers », comme le souligne Olivier Bessard-Banquy, mais ce n’est pas un hasard si le plus grand vendeur de ce genre de littérature est Amazon.fr, le célèbre site d’achat en ligne. « Ce n’est plus ‘la honte’ de se montrer avec un ‘livre cochon’, aujourd’hui, mais les gens ressentent toujours une certaine gêne », constate Franck Spengler.

De même, l’offre eBook peut attirer un lectorat qui n’est pas prêt à dépenser beaucoup d’argent dans l’achat d’un livre qu’en général on ne souhaite pasconserver. Aux Editions Blanche, on prévoit de passer à la publication de textes courts, à vendre pour un prix inférieur à 1,50 euro. Chez La Musardine, on s’engage résolument dans le développement du format ePub, très utilisé sur les tablettes. « Beaucoup de curieux sont tentés par l’érotisme, sans vouloir pour autant y mettre beaucoup d’argent. La facilité d’accès permise par l’eBook est donc un sérieux avantage pour cette littérature de genre », au même titre que la littérature sentimentale ou la science-fiction, souligne Olivier Bessard-Banquy.

« UN LIVRE QU’ON LIT EN GLOUSSANT »

The Fifty Shades of Grey révèle aussi l’émergence d’un nouveau genre d’érotisme. Dans ce roman que Franck Spengler n’hésite pas à qualifier de« sous-Anne Rice niaiseux », Anastasia, jeune étudiante vierge et lectrice assidue de Thomas Hardy, rencontre le ténébreux Christian. Une romance classique, à laTwilight. Sauf qu’ici l’amant n’est pas un vampire, mais un sado-masochiste milliardaire.

Au moment où la littérature érotique a tendance à devenir de plus en plus« efficace, brutale et directe pour des gens habitués au porno », comme le remarque Olivier Bessard-Banquy, The Fifty Shades of Grey se présente comme un contre-point mièvre, issu de la banalisation de l’érotisme, à une époque où « plus personne n’est choqué de voir cette intimité partagée par tous ». Pour Franck Spengler, cette coexistence de genres, « c’est la même différence qu’entre Saw [film d’horreur « gore »] et Twilight : on se fait peur, mais pas vraiment ». « The Fifty Shades Of Grey est directement issu du puritanisme américain, une sexualité toujours ‘alibisée’, le fameux ‘à mon corps défendant’ qui, selon les stéréotypes, fait fantasmer les femmes. C’est le prototype du livre ‘sexo-ennuyeux’. Un livre qu’on lit en gloussant », assène-t-il.

L’éditeur est critique, mais pas naïf. Il a déjà prévu un roman dans le même genre, avec une sortie prévue en novembre. Ici, pas de milliardaire sado-masochiste, mais un majordome ténébreux « à la Antonio Banderas«  qui fait des avances à la jeune étudiante bourgeoise chez qui il travaille. Une trame narrative bien loin desOnze Mille Verges de Guillaume Apollinaire qu’il affectionne tant, mais qui devraitravir le cœur des « mommy ».

L’article « Porno pour maman » : eBooks et Internet font le succès de l’érotisme soft, écrit par Delphine Roucaute, a été publié dans Le Monde, le 26 avril 2012 

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