ce matin, moment de grâce.
Maurice est malheureux. Sa femme est à l’hôpital. Étonnant, ce choix d’opérer de la hanche une nonagénaire. Un petit côté Ikea. On prend les morceaux et on les monte comme on peut. Peu importe que les os soient mous, ou fragiles, ou absents. On te plaque une prothèse par là, et hop. Mamie est censée marcher en 48 heures. Si. C’est le chirurgien qui l’a dit. Et il sait de quoi il parle : dans le même cadre, il aurait opéré sa mère. Sauf que sa mère est morte depuis longtemps, mais qu’il l’évoque quand ça l’arrange.
Bref. Maurice est malheureux, et déboussolé. Avec sa mémoire de poisson rouge, il n’en lui en faut pas beaucoup pour perdre pied. Aujourd’hui, il s’est perdu justement… chez lui.
Finalement, la dame de compagnie arrive. De bonne humeur – il en faut, Yvette décide de profiter du soleil d’automne. Maurice descendra deux marches à pied, elle apportera le fauteuil roulant. Et, en avant l’aventure. Ils marchent comme ça, lui assis, elle poussant. Ils papotent de la vie d’avant… jusqu’à ce banc.
Ah, sur ce banc… dit Maurice. Je m’arrêtais pour causer avec ma bonne amie. Nous refaisions le monde.
La promenade continue quand Yvette entend Maurice bougonner… « non, c’est pas vrai… » « non… c’est pas possible »
– Bonjour Maurice, comment allez vous ?
L’homme se tait, sourit timidement, se tord les mains. « Bien, bien, et toi ? » finit-il par lancer. Elle lui répond au « vous », devant Yvette, mine de rien. Il relance au « tu ». Les minutes s’égrènent. Le temps s’arrête. Effectue une volte face 50 ans en arrière.
« C’était une danseuse exceptionnelle », « J’allais au bal pour elle », « J’étais tellement amoureux. »
Quand ils reprennent le chemin de la maison, Yvette et Maurice ont changé. Il reste assis, elle continue de pousser. Maintenant, il vole. D’avoir revu l’autre femme de sa vie, l’a réveillé, émoustillé, ensorcelé. Il rajeunit de 100 ans. Il est le jeune homme bouffeur de vie, qui sort de la guerre, aime les femmes et les repas gargantuesques, le chant et les danses jusqu’à l’aube. Il aime les femmes : la sienne plus que tout, et toutes les autres.
Devant lui, Yvette frémit, larme à l’oeil. Cet homme assis, dépendant, invalide de corps et d’esprit, n’a rien perdu de sa fougue. Son coeur bat toujours, elle le sait. Il est bien vivant, et encore amoureux.
Quand elle rentre chez elle, la dame de compagnie se dit qu’elle fait un bien beau métier ! Mais ça, c’est une autre histoire.